La crise des réfugiés en Europe a pris une nouvelle tournure cet été lorsque le boom médiatique a forcé la communauté internationale à reconnaître le drame et à discuter de plans d’actions concrets. Les images bouleversantes d’enfants échoués sur les plages grecques et d’autobus surbondés aux frontières des Balkans ont frappé l’imaginaire populaire et le globe s’est vite mobilisé pour tenter de saisir les revers de la crise. Cependant si beaucoup d’encre a coulé depuis, le portrait généralement brossé par les politiciens et les médias demeure pauvrement nuancé et les enjeux débattus autour de la question traduisent un décalage net entre le discours et la réalité du terrain.
Réalité d’un camp à Presevo, Serbie
J’étais dans un camp à Presevo il y a une semaine, une petite ville serbe à la frontière macédonienne où les réfugiés doivent s’enregistrer avant de repartir vers la Croatie. Les conditions sur place sont pénibles: peu d’installations, un manque de nourriture et d’abris, des températures de plus en plus froides et des files d’attentes longues de plusieurs heures. Je me suis joins à une poignée de volontaires indépendants et à des organisations locales qui tentent de répondre aux besoins des milliers de réfugiés qui transitent par la ville, estimés entre six et dix mille chaque jour. Sur le terrain, les volontaires ont mis sur pied une cuisine auto-gérée qui offre des repas chauds et du chaï, une chaîne de ciblage pour venir en aide aux personnes vulnérables dans la file, un réseau de triage et de distribution de vêtements et des abris temporaires improvisés pour la pluie. La coordination passe par des assemblées quotidiennes où on fixe les quarts de travail et discute des besoins les plus urgents. Malgré ces efforts néanmoins, la demande dépasse largement l’offre disponible et un support extérieur se fait toujours attendre.
A force d’être sur place et de côtoyer les réfugiés, certaines réalités du terrain m’ont pris de court parce que relativement omises dans les médias. J’étais loin de soupçonner, par exemple, que le calvaire de la route dépasse largement le froid ou la faim. À chaque point de transit, les réfugiés sont soumis au vol, à l’escroquerie et à toute une industrie de désinformation habilement orchestrée par les mafias locales pour leur extorquer un maximum d’argent. Dans cette position de vulnérabilité extrême, ils doivent aussi subir l’humiliation et les réflexes incohérents des corps de police et des militaires qui usent trop souvent de moyens violents pour gérer leurs stress. Une fois leurs papiers en main, c’est encore une autre lutte pour éviter les faux-taxis, payer le prix juste et garder leurs familles ensembles. Par ailleurs, les organismes non gouvernementaux (ONG) sur le terrain viennent aussi avec leur lot de problèmes et leurs attitudes nombrilistes. Rapidement, j’ai constaté que des conflits de personnalité entre organismes étaient souvent à la base d’une mauvaise coordination sur le terrain et finissait même par ralentir l’aide apportée aux réfugiés. À Presevo, des ONGs sont allées jusqu’à interdire aux volontaires de distribuer des souliers et des vêtements chauds sur leurs sites parce qu’ils n’avaient pas été acheté avec leurs propres fonds.
J’ai vu des volontaires se donner corps et âme pendant des jours sans dormir. J’ai vu des militaires serrer des enfants syriens dans leurs bras pour les réchauffer. Mais de façon générale, l’égocentrisme dominait et les premières victimes étaient les réfugiés.
J’ai quitté Presevo avec un rhume et un paquet de questionnements sur la solidarité humaine. En relisant les nouvelles par la suite, j’ai été sonné par les tournures de phrases employées par les politiciens et plusieurs médias pour définir la crise. Des termes qui auraient pu passer pour banals m’ont sauté au yeux par leur absurdité et ont mis en évidence l’important fossé qui sépare encore les analyses médiatiques de la réalité du terrain.
Tous ces «migrants»
Sur l’usage des mots d’abord. On définit fréquemment les réfugiés comme étant des migrants qui fuient l’instabilité chez eux et décident d’entreprendre le voyage vers l’Europe avec espoir d’y trouver de meilleures conditions de vie. Des journaux réputés comme Le Guardian ou Le Monde abordent encore l’enjeu en parlant d’une «crise de migrants». Rappelons-le, un migrant est un individu qui effectue une migration, c’est-à-dire qu’il choisit volontairement de se déplacer pour des raisons personnelles qu’elles soit politiques, culturelles ou économiques. Un réfugié n’a pas ce loisir. Il fuit contre son gré, poussé par des circonstances qui échappent à son contrôle. À Presevo, le terme «migrant» n’avait sa place nulle part. Les gens arrivaient dans le camp épuisés, souvent sans savoir où ils étaient ni où ils allaient. Chaque jour, je trouvais des mères seules avec trois ou quatre enfants, brûlées au point où elles me lâchaient leurs bébés dans les bras et tombaient raides sur les lits improvisés qu’on leur offrait. Non, les gens que j’ai rencontré ne voyagaient pas par choix. Plusieurs m’ont même dit regretter d’avoir entraîné leurs grands-pères malades ou leurs épouses enceintes dans le voyage.
Je me rappelle un matin particulièrement difficile, il avait plu toute la nuit et la température était tombée sous les zéros degrés. J’aidais une famille à effectuer un transfert de fonds par le biais de Western Union quand un volontaire est apparu en panique. Il avait retrouvé un bébé à demi-mort dans les bras d’une mère en pleurs et avait dû hurler aux policiers pour qu’ils appellent une ambulance. Il m’expliquait l’histoire sous le choc mais s’arrêta net quand il vit le regard du père à côté de moi. Ses yeux étaient pleins de larmes et il tremblait comme une feuille. «Qu’est-ce que j’ai fait? Pourquoi ai-je entraîné ma famille ici? Est-ce que ça peut être pire qu’en Syrie?».
L’emploi d’un mot n’est jamais innocent et ses répercussions sont souvent bien plus larges qu’on ne se l’imagine. Dans le discours sur la crise des réfugiés, l’usage du terme «migrant» a ouvert la porte à des débats stériles sur les droits d’entrée et a engendré des peurs irrationnelles habilement moussées par des gouvernements de droite pour légitimer leurs politiques austères comme l’érection de murs ou la menace de déportation. Incorrect et maladroit, le terme «migrant» déshumanise une crise qui est réellement catastrophique et atténue l’empathie de la communauté internationale envers ces gens.
J’en ai eu la confirmation frappante dans un bar à Budapest alors que je discutais de la situation avec un local d’origine iranienne. D’après ses propos, les migrants étaient surtout des profiteurs d’un système laxiste. «Il ne faut pas trop s’émouvoir de tous ces migrants. J’ai reconnu pleins d’Iraniens dans les trains quand ils sont débarqués à la gare de Keleti. Des Iraniens! Ils auraient pu prendre leurs passeports comme tout le monde, mais ils ont préféré profiter de la situation. Moi je suis venu légalement. Ils devraient faire pareil.». Sa critique était claire et sa conclusion lourde de sens: trop de migrants profitent du système et c’est là le problème majeur de la crise.
À Presevo quelques jours plus tard, j’ai discuté avec un Iranien qui nous aidait à traduire des informations aux Afghans en farsi. Il était venu comme réfugié politique après avoir reçu l’interdiction de quitter le pays et un mandat d’arrêt pour désobéissance au régime. Évidemment, sa lecture de la crise était différente. «Je n’aurais jamais cru que la route serait si difficile. Souvent, je me dis que j’aurais dû rester chez moi et me faire arrêter. C’est inhumain ce qu’on vit ici, on est traités comme des animaux.»
Trier les «vrais» des «faux» réfugiés
Par ailleurs, tous les débats quant à la légitimité des réfugiés selon leur nationalité m’a donné une preuve de plus que les discours dominants sur la crise sont nettement décalés de la réalité.
Selon les dires de l’Union Européenne, seules les personnes d’origine syrienne ou de zones spécifiques d’Afghanistan et d’Irak peuvent être qualifiées de réfugiés et on débat ensuite à savoir quels groupes seront renvoyés chez eux. Depuis des semaines, les politiciens s’essoufflent à imaginer des scénarios absurdes: la déportation découragera-t-elle les migrants encore sur place à entreprendre le voyage? Risque-t-elle plutôt de faire gonfler les rangs de l’État Islamique? Dans le dédale de ces discours houleux, il y a longtemps que l’enjeu a perdu tout sens de la réalité. D’abord, la plupart des réfugiés n’ont pas de papier. Ils arrivent de partout et peuvent se réinventer une nationalité comme il leur plait. À mes yeux, le plus problématique est la pertinence du discours en soi. Les réfugiés qui transitent vers l’Europe préfèrent risquer la noyade, le froid et la faim, l’humiliation et la violence plutôt que de rester chez eux. N’est-ce pas une preuve suffisante de leur situation précaire et de leur statut de réfugiés en soi?
J’ai vu passer des dizaines de nationalités différentes à Presevo: des Afghans, des Somaliens, des Kurdes, des Hazaras et des minorités dont je ne connaissais même pas l’existence. Ils avaient tous leur lot d’histoires et de traumatismes et le dernier de mes soucis était d’essayer de trier les «vrais» réfugiés des «faux». Ce genre de préoccupations appartient à ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un camp.
Et maintenant?
Bref, je me suis remise à lire les journaux sans trop savoir qu’en faire. J’en viens à croire que les discours trop éloignés du terrain ont le don de complexifier des situations en soi plutôt simples. Le désir de construire des scénarios théoriques fantastiques pousse l’ego à s’éloigner du sujet traité et finit par défigurer la réalité telle qu’elle se présente.
La crise des réfugiés est réelle et les autorités Européennes n’ont pas fini d’y répondre. Pour l’instant, le discours tourne autour des milliers de personnes qui transitent. Peut être qu’une réflexion sur les causes directes de leur départ ne serait pas de trop. On parle un peu de la guerre en Syrie, celle qu’on connait mais qu’on ne comprend toujours pas. On parle moins des attaques par drones américains en Afghanistan et au Pakistan, des intérêts européens en Afrique ou encore du lucratif commerce d’armes toujours subventionné par nos États. C’est pourtant là que réside le problème à sa source.
Pour l’instant, la conclusion est qu’on est déjà début novembre. Pendant qu’au nord on s’inquiète de la possible islamisation de l’Europe et qu’on débat des quotas d’entrée à accorder aux «migrants» selon leur couleur et leur genre, l’hiver approche, les ONGs sont sous-financées et les volontaires mobilisent seuls leurs groupes Facebook, espérant adoucir un drame qui n’en est encore qu’à ses débuts.