Camp de réfugiés à Dimitrovgrad, Serbie.
Six heures du matin, la brume couvre la route direction Dimitrovgrad. On arrive au camp de registrariat les yeux endormis avec deux caisses de bananes dans le coffre. Sur place, une cinquantaine de jeunes garçons sont assis et attendent derrière la grille. On pourrait les prendre pour une gang de locaux.
Attirés par l’odeur du chai au lait et à la cannelle, ils s’éloignent de la tente fermée de la Croix-Rouge et s’approchent de notre petite tente bleue. On les accueille en Farsi, en Pashto, en Arabe. Ils nous saluent les yeux rouges de fatigue. Je note les marques sur les joues, les plaies sur les mains. Je leur demande comment était la route. Ils me regardent l’air sombre, secouent la tête, soupirent longuement. La réponse est la même chaque fois.
«Mal. La police bulgare…très mal. Bagarre. Toute la nuit, dans la jungle.»
L’alternative bulgare
La principale route empruntée par les réfugiés est connue: depuis la Turquie, ils rejoignent la Grèce par bateau puis montent vers le Nord en passant par les Balkans. Un deuxième passage existe néanmoins, moins connu et moins achalandé, qui transite par la Bulgarie. Ceux qui n’ont pas les moyens de payer la traversée ou qui ont peur du voyage en mer l’empruntent, espérant des conditions plus viables.
À quelques kilomètres de la frontière bulgare dans la petite ville serbe de Dimitrovgrad, leurs témoignages indiquent l’inverse.
Dans la «jungle»
«Je n’ai pas mangé depuis quatre jours» me dit un jeune Afghan avant d’avaler trois tartines de miel. «J’étais dans la jungle et on dormait à la belle étoile dans le froid. Hier, la police nous a trouvé et on a dû courir pendant des heures sans s’arrêter.»
Il tient son chai proche de ses lèvres, souffle dessus pour en faire émaner la chaleur. Je remarque ses pantalons déchirés et ses mains pleines de plaies.
«Il faisait noir et on ne voyait rien. Je suis tombé plusieurs fois.»
«La jungle» fait référence aux étendues de forêts qui recouvrent le territoire bulgare et que les réfugiés doivent traverser pour entrer et sortir du pays. Ils y vivent-là un véritable enfer: depuis la Turquie, ils doivent marcher plusieurs jours à travers les bois et éviter les villes pour ne pas se faire voler par les locaux. Par peur de la police bulgare qui les traquent avec des chiens, ils se déplacent la nuit et s’arrêtent rarement pour dormir. Les plus chanceux s’en sortent avec quelques égratignures.
Taimoor Hussein
«J’ai traversé l’Iran et la Turquie à pied en passant par les montagnes. Une fois à Istanbul, j’ai trouvé un passeur qui m’a conduit avec un groupe en plein milieu de la jungle. Il nous a laissé là et nous a dit d’aller toujours tout droit. On a marché deux heures, quatre heures, sans savoir où aller. La police bulgare a fini par nous repérer. Ils avaient des chiens avec eux.» Il retrousse ses pantalons et dévoile des marques de morsures sur ses deux jambes.
«La police m’a aussi battu avec des bâtons. Quand ils m’ont déportés, mon corps au complet ne fonctionnait plus.» Tamoor a fait trois tentatives avant d’atteindre la Serbie. La dernière fois, il a dû courir toute la nuit avec son groupe pour échapper aux policiers. Néanmoins, neuf d’entre eux n’ont pas été assez vite et sont restés derrière. Parmi eux se trouvait un garçon de douze ans qui voyageait seul. «J’espère qu’il va s’en sortir» me dit-il avec un regard inquiet.
Tristement, ces histoires arrivent régulièrement au camp de Dimitrovgrad. Chaque jour, des réfugiés nous racontent comment ils ont été arrêtés, volés et battus par la police bulgare. Depuis des mois, les volontaires sur place ont accumulé des preuves photos et vidéos pour mettre l’enjeu en lumière, mais sans grand succès. Pour les médias et les ONG, la vulnérabilité de ces réfugiés n’est pas aussi vendeur que l’image d’un enfant échoué sur une plage grecque.
Dans les camps bulgares
Un autre matin dans le camp, c’est novembre et le froid est mordant. Un nouveau groupe de réfugiés arrive à la tente et se jette sur les bananes et le chai qu’on leur offre. Ils ne portent pas de chapeaux ni de gants et certains n’ont même pas de manteaux. On leur distribue ce qu’il nous reste et leur demande comment s’est passé leur voyage.
«On s’est fait prendre par les policiers et ils nous ont emmené dans une prison. Ils nous ont entassé dans une petite pièce sans vitres aux fenêtres. On est resté là dix jours dans le froid, sans pouvoir sortir.»
De façon générale, les réfugiés qui ne sont pas directement déportés en Turquie sont placés dans des camps où on traite leurs dossiers et leurs statuts de réfugiés. À titre de membre de l’UE, la Bulgarie doit se conformer aux normes d’accueil dictées par la Commission Européenne dans sa réception des nouveaux demandeurs d’asile. Visiblement ici, les autorités bulgares se soucient peu des règles.
«On ne mangeait presque rien, de l’eau avec un peu d’oignon ou de riz, une ou deux fois par jour. Il n’y avait pas de douche et une seule toilette pour tout le monde qu’ils barraient la nuit. C’était insupportable. On ne recevait aucune information et quand on posait une question on se faisait battre. Même les docteurs ne voulaient pas nous parler et demandaient de l’argent aux blessés. Il n’y avait pas que des hommes là-dedans, il y avait aussi des femmes et des enfants.»
Manque d’intérêt
Sharon Silvey, coordinatrice de bénévoles à Dimitrovgrad peine depuis longtemps à attirer l’attention des médias et de la communauté internationale sur ces abus. Sidérée par leur manque d’intérêt, elle a menacé de porter l’affaire devant la Cour de Justice de l’Union Européenne si aucune action sérieuse n’était entreprise. «On est témoins ici de violations graves des droits de l’homme et on a toutes les preuves en main, mais personne n’en veut. C’est aberrant. On parle de jeunes mineurs non-accompagnés qui subissent les pires formes d’abus et personne ne bouge.»
Laissés à eux-mêmes
Il y a quelques jours, quatre garçons afghans sont arrivés en panique à notre tente. Ils venaient de se faire voler par la police serbe à l’intérieur même du camp de registrariat et n’avaient plus rien pour prendre l’autobus. On leur a proposé d’appeler leurs familles pour qu’on leur transfère de l’argent mais ils se sont tous mis à pleurer.
«Mes parents sont morts, ils ont été tués par les talibans. Les siens aussi. Il ne reste plus personne.» J’ai regardé autour de moi. Le soleil se couchait lentement, le camp était calme et silencieux. La police flânait et les employés de la Croix-Rouge et du UNHCR prenaient un café devant leurs tentes. Personne n’allait se soucier d’eux.
Ce qui se trame dans la «jungle» et dans les camps bulgares n’est un secret pour personne. Pourtant, hormis un récent rapport d’Oxfam et quelques articles sur le sujet, aucunes actions concrètes n’ont été entamées par l’UE ou les autorités locales pour mettre fin à ces injustices. Au camp, les volontaires indépendants sont encore les seuls à fournir nourriture et vêtements aux réfugiés.
Certes les témoignages récoltés à Dimitrovgrad offrent une autre lecture de la crise des réfugiés, moins explicite et plus obscure. Ils dévoilent l’inefficacité des normes européennes et mettent en évidence le caractère construit d’une crise: dans le contexte géopolitique actuel, ces jeunes réfugiés n’ont pas la cote. Leurs récits s’empilent donc dans notre Dropbox.
Depuis quelques jours, Amnesty International et certains médias ont enfin commencé à nous approcher et à se renseigner sur le sujet. En même temps, curieusement, la police nous a expulsé et interdit l’accès au camp. On opère maintenant de l’extérieur, espérant que les histoires sortent au grand jour avant d’être carrément renvoyés du site.
Une chose est certaine, les abus qui ont lieu en Bulgarie vont continuer tant que l’Europe s’obstine à regarder ailleurs.
Articles/Publications en lien avec l’article:
-http://www.dw.com/en/refugees-opting-for-bulgaria-route-exposed-to-violence/a-18842978
-http://oxfam.ca/news/refugees-crossing-into-europe-tell-of-abuse-at-hands-of-bulgarian-police