Depuis 2 décennies, nous sommes nourris à une utopie technologique qui nous a fait oublier que, pour reprendre les mots de Philippe Breton, «il n’y a pas de guerre sans guerriers, sans corps à corps».
Réalisé par Martin Forgues et Alain Goudreau, Du sable dans les bottes nous rappelle qu’au coeur de ce conflit, il y a eu des hommes et des femmes qui se sont engagés volontairement et que certains d’entre eux sont revenus blessés physiquement et mentalement.
Ancien militaire devenu journaliste, Martin Forgues a publié L’Afghanicide et Le Canada errant sur le sentier de la guerre. Dans une des premières scènes du film, les photos de ses camarades défilent entre ses mains. Celle de Simon Longtin, notamment, premier militaire du Royal 22e Régiment à être tué en Afghanistan. L’image est forte, l’enjeu est de mettre de l’ordre dans les souvenirs. Le film nous plonge dans une quête légitime de cohérence alors que le nuage de poussière n’est, visiblement, pas retombé entièrement depuis le retour des troupes.
Pourquoi l’état se désengage de ses soldats ? Poser la question est nécessaire, et la réponse est complexe. Les images d’Afghanistan défilent, mais l’essentiel est dans le difficile exercice de recueillement qu’exige d’aborder une expérience aussi personnelle que traumatisante.
Le documentaire évite de s’en ternir à une thèse militante – bien qu’elle demeure en filigrane – et accepte les réponses nuancées des anciens soldats. Car, si à travers les témoignages, il est difficile de ne pas être bouleversé par les propos de certains d’entre eux – on pense notamment à Jamaal Garner, du 22e régiment, qui a perdu des proches dans les combats, à Jonathan Wade pour qui «il ne faut pas rester chez vous, il faut parler de ton problème», il y a aussi des pointes d’espoir – notamment à travers la résilience de François Dupéré, gravement blessé par des éclats de bombes. Refusant à s’en tenir au statut de victime, «Il faut dire la vérité, nous avons fait le choix de partir là-bas en pleine connaissance de cause» -dira-t-il en substance.
Une chose est sûr, c’est qu’il importe pour ces anciens soldats de parler et d’ouvrir le dialogue. Car la question demeure, et les chiffres parlent d’eux-mêmes : parmi les vétérans, 2 500 sans-abri, 54 suicides.
Le colonel Pat Stogran, ombudsman des anciens combattants de 2007 et 2010 est catégorique : «Il est plus facile pour les politiciens de dealer avec un soldat mort qu’avec un soldat blessé. Le syndrome post-traumatique détruit les familles.»
«Merci à la bureaucratie ici » rajoute-t-il, en pointant les édifices fédéraux qui l’entourent. On voit poindre le problème, les jeux de couloirs. Tout comme, comprendra-t-on, que la couleur du parti politique à Ottawa n’y change rien.
Car l’enjeu est bien réel dans le processus de guérison. Le témoignage de la docteure Mélissa Martin du Centre d’étude sur le trauma est le plus éclairant à ce chapitre : «C’est essentiel que le milieu de travail reconnaisse les risques inhérents au métier». Cette reconnaissance tarde à venir, pour des raisons financières et politiques, comprendra-t-on. En raison de l’indifférence, aussi.
Mais surtout, et c’est nous qui avançons cette thèse, cette reconnaissance irait à l’encontre de l’idéologie du «risque zéro» et de la «guerre propre» promulguée par les politiciens. «La guerre semble avoir disparu sous son mélange de boue et d’acier qui a dominé le XXe siècle. Elle emprunte désormais l’aspect d’une technologie de pointe, basée notamment sur le contrôle de l’information et de la communication» écrit l’anthropologue Mondher Kilani. Et c’est la lucidité des soldats qui, les premiers, déconstruisent cette leurre idéologique: «il faut arrêté d’être naïfs, nous savions dans quoi nous nous engagions» diront certains présents dans la salle, après la projection.
Il ne suffit pas de se souvenir à travers les commémorations. Le devoir de mémoire c’est aussi d’agir et reconnaître que la mémoire du passé s’articule dans le présent, et qu’il y a encore aujourd’hui des soldats marqués par l’expérience de cette guerre.
Et c’est là l’objectif de cette oeuvre brute jetant l’éclairage sur une communauté solidaire qui cherche à faire entendre sa voix à travers les dédales de la bureaucratie et les préjugés à son égard.
Entre le discours de la victime et «du soldat manipulé» subsiste une cible que le documentaire réussi à nous faire voir et nous convainc qu’il faut viser. Si l’État refuse d’entendre, les citoyens, eux, ont l’occasion d’y prêter oreille grâce cette réalisation de Martin Forgues et Alain Goudreau.