Série-Choc: La religion, même conception pour tous?

 

Photo: Cathédrale Notre-Dame de Rouen, France, mars 2015. Crédit photo: Valérie Blaise-Magni.

 

Depuis le début de la série-choc, deuxième partie, nous vous avons présenté M. Paul Eid, qui a abordé la question de la représentation dans les médias et les minorités. Par la suite, Mme Mélissa Blais nous a parlé de l’anti-féminisme et les groupes masculinistes au Québec et au Canada. Enfin, aujourd’hui, nous vous présentons un interview réalisé avec Marc-André Morency. Actuellement étudiant au doctorat en anthropologie à l’Université Laval, Marc-André débute ses recherches sur la minorité sikhe de Montréal, se penchant plus précisément sur l’interaction de cette collectivité avec la société québécoise dans son ensemble, après s’être intéressé à cette minorité religieuse lors de sa maîtrise. Il a accepté de répondre à certaines de nos questions, à titre d’étudiant qui peut partager un certain nombre de réflexions ou de connaissances acquises récemment, à-travers ses recherches, notamment sur les notions de laïcité, de sécularisme, et sur le binôme religion/séculier. Il est à noter que l’interview sera lui aussi réalisé en deux parties, l’une publiée aujourd’hui et l’autre demain.

 

(Partie 1)

Comment vois-tu le Québec, au niveau de la religion, et ce, depuis les années 50, disons?

Il est impossible ici d’offrir un portrait complet et total de la situation de la religion au Québec depuis la mi-vingtième siècle. Plus encore, partant du fait que je m’intéresse à une collectivité d’abord issue de l’immigration (avec les générations qui s’ensuivent) et de traditions non-chrétiennes, je suis de plus en plus convaincu que l’on doit faire le ménage dans notre manière d’interpréter la question du religieux. Évidemment, il y a d’abord la question du développement proprement chrétien de la province, incluant évidemment sa «sortie de la religion», ou sa sécularisation. Encore ici, je suis loin d’être un expert sur la question. Une chose est certaine, l’idée de laïcité est utilisée pour la première fois quelque part dans les années soixante avec le mouvement laïque francophone québécois, au sein duquel on retrouvait maints chrétiens. En effet, la Révolution tranquille n’a pas été portée que par des athées convaincus, mais en large mesure par des chrétiens anticléricaux, laïques, beaucoup d’entre eux associés au mouvement «personnaliste». Ceux-là représentaient un vent nouveau au sein l’Église catholique, nettement moins assujettis à Rome et beaucoup plus investis dans le monde. On parle ici des syndicats de travailleurs catholiques, d’associations étudiantes catholiques, etc. Plusieurs grands noms sont associés à ce mouvement catholique personnaliste, notamment Charles Taylor et Pierre-Elliott Trudeau pour ne nommer que ceux-là. Tout ça pour dire que la Révolution tranquille ne s’oppose pas radicalement au christianisme, mais en est traversée à plusieurs égards. L’appareil public qui naît de la Révolution tranquille est largement occupé par des chrétiens, ou d’anciens clercs. Évidemment se développe aussi, à la même époque, un mouvement laïc hors-christianisme, souhaitant une neutralisation complète de l’appareil étatique, et cela passe en grande partie par l’éducation à leurs yeux. Ça a été une lutte de longue haleine pour eux. La déconfessionnalisation du système d’éducation, au Québec, ne s’est complétée que très récemment avec l’établissement du cours d’«Éthique et culture religieuse», avant quoi l’éducation confessionnelle tenait toujours. La question n’est pas close; le financement des écoles confessionnelles est encore un sujet épineux. Cela dit, il est absolument certain que le christianisme ne revêt plus une importance majeure au Québec, particulièrement pour les jeunes générations, au grand malheur de certains qui aimeraient nous laisser croire qu’avec sa dissipation c’est du «sens» que nous perdons tous collectivement. La notion de laïcité suit ce long processus, au Québec, et s’adosse beaucoup à la question de la déconfessionnalisation et de la neutralisation de l’appareil public face à une frange conservatrice de l’Église catholique au Québec. Mais en parlant de ça, nous n’avons encore rien dit au sujet du religieux d’immigration, notamment des musulmans ou des Sikhs, par exemple. Pour moi, il est clair que «laïcité» est polysémique et que si elle avait effectivement un caractère émancipatoire dans la lutte au cléricalisme, elle revêt peut-être un tout autre sens lorsqu’elle sert à réfléchir à d’autres enjeux.

Selon toi, actuellement, y a t-il un problème dans la manière dont les gens se représentent les termes ”laicité”, ”sécularisme”, ”religion” et ”intégrisme” et pourquoi le crois-tu?

En fait, pour ma part, je ne suis pas de ceux qui cherchent à trouver la «vraie définition» ou le «vrai sens» des notions; je suis plutôt de ceux qui regardent comment elles sont mobilisées, par qui, pour produire quels effets et ou pour dire quoi. Donc non, il n’y a pas de problème dans la manière dont les gens se représentent ces notions. Si je disais cela, je dirais du même coup que je connais le réel sens de ces notions, et c’est pour moi une posture intellectuelle excessivement problématique et hautaine. Cela dit, on peut se demander, en revanche, quels sont les effets de l’utilisation de telle notion, selon telle définition. Pour laïcité, on remarquera au Québec qu’elle fait l’objet d’un débat assez campé et polarisé : d’un côté la perspective libérale (pas au sens du parti politique bien sûr) qui y voit la neutralité de l’État et l’assurance des libertés (de conscience et de religion) par le recours aux chartes et aux lois. Puis de l’autre côté, une perspective dite davantage républicaine, qui cherche plutôt à construire de manière plus rigide un espace de vie collectif, un endroit où, les plus convaincus diront, le religieux n’appartient pas. Détail important: je suis tout à fait pour la création d’un espace de vie collectif, mais qui évite certaines exclusions républicaines. C’est un peu à l’intérieur de ces deux pôles que les discussions se jouent au Québec, et on a beaucoup de mal à penser autrement. Je suis de ceux qui croient que ces deux pôles sont problématiques: le premier parce qu’il se rabat aveuglément sur la pensée libérale et tout le discours des «droits», le second parce qu’il prétend à un universalisme a-culturel, rejetant du coup les «particularismes» au privé (le privé est donc un produit, ce n’est pas un donné). Je caricature un peu vu l’espace que l’on a, je ne voudrais pas que l’on pense que c’est aussi simple ou que j’essaie de simplifier la situation. Mais je demeure assez convaincu qu’on a du mal à réfléchir à l’extérieur de ce schéma.

Pour en revenir à la question du religieux d’immigration, je crois profondément que la notion de laïcité a une toute autre nature, ou une toute autre portée, quand elle tourne son regard vers les musulmans ou les Sikhs. En effet, et je demande pardon à mes collègues anthropologues pour cette grossièreté, je crois qu’elle pose la question de l’Occident face au reste. Attention, je ne prétends pas qu’il existe, dans une perspective positiviste, une telle scissure (qui serait la thèse maintes fois contestée du «choc des civilisations»). Je prétends toutefois qu’elle est entretenue, dans une certaines mesure, par des discours. Je me rabats ici sur l’anthropologue Talal Asad, pour qui le libéralisme occidental est en quelque sorte un espace discursif à l’intérieur duquel on manipule des notions telles que «liberté», «choix», «démocratie», etc. C’est bien là, je crois, le premier problème de la notion de laïcité lorsqu’elle pose son regard sur des collectivités de l’immigration non-chrétienne et appartenant à un registre plus éloigné. Elle contient en elle, en quelque sorte, le libéralisme et l’humanisme occidental, pensée qui s’est développée à l’intérieur de la sécularisation chrétienne selon plusieurs. C’est ce qu’abordent quelques anthropologues, dont Talal Asad et Saba Mahmood par exemple. Le sécularisme (la laïcité), pour eux, n’est pas qu’une séparation des pouvoir ou qu’une neutralisation de l’État, mais bien un discours ou une doctrine politique de pouvoir qui cherche à produire des sujets particuliers, des sujets séculiers, qui sont contenus dans les termes imposés par l’État moderne.

Voilà, j’ai posé le mot «moderne». Cela m’amène à faire le lien avec «religion». Un problème que l’on rencontre dans le débat sur la laïcité, c’est que la notion porte avec elle tout un tas de sous-entendus sur «la religion», encore une fois non-chrétienne. Ce terme pose également un problème: est-ce qu’on peut définir «la religion» comme un phénomène universel qui veut dire, grosso modo, la même chose peu importe la société dans laquelle on se trouve? Talal Asad a en quelque sorte consacré sa carrière à critiquer toute conception universelle de la religion. Nous, disons Occidentaux d’héritage chrétien, avons été amenés à penser la religion comme étant quelque chose de relativement clair, d’une part, mais surtout comme quelque chose qui n’appartient pas totalement au moderne, qui détonne, qui n’a pas de place dans la délibération démocratique publique puisqu’elle renvoie à la passion, au non-rationnel, au superstitieux, au non-discipliné, etc. Il faut remonter à la philosophie des Lumières, certes, mais également aux savoirs développés dans l’entreprise coloniale pour commencer à comprendre comment nous héritons de cette conception du religieux. Dans celle-ci, généralement, le christianisme est en posture de force puisque le moderne s’est développé à partir de lui, notamment à partir de la Réforme protestante qui a reléguée le religieux dans l’âme profonde du «croyant», laissant la place à la délibération publique dite rationnelle. C’est donc dire que le christianisme court plus librement dans l’espace public, ou qu’il pose moins problème. L’on comprend donc que la manifestation religieuse, la pratique corporelle, l’extériorisation du religieux, tout ce qui ne s’accorde pas à un sujet proprement discipliné qui ne fait état de sa religiosité que dans son âme ou sa conscience, tout cela s’accorde mal au moderne et au type de religieux qu’il est capable d’accepter. Toutes ces choses me semblent en quelque sorte latentes dans la notion de laïcité et on l’a bien vu dans le récent débat sur la Charte de la laïcité en 2013. Bien sûr, la question de la neutralité étatique se posait dans ce projet. Mais il était aussi question de produire des sujets plus «normaux», plus en phase avec une perspective moderne du religieux. La Charte ne se voulait pas que répressive, mais bien productive. C’est mon avis.

Crois-tu que la manière d’apporter les choses en lien avec la religion ou la laicité est problématique au Québec dans les médias et si oui, pourquoi?

S’il y a quelque chose de problématique, pour moi, dans la manière de traiter «la religion» et la laïcité dans les médias, ce n’est pas une confusion dans les notions, je le répète, ce sont plutôt les hiérarchisations ou les postures de pouvoir implicites qui logent dans les discours et les définitions. Quand on dit qu’un document législatif assurera une égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, non seulement on postule qu’il y a un problème à ce niveau chez ceux qui portent des symboles religieux (ce qui n’est pas impossible dans certains cas!) mais on prend en charge ce problème sans même avoir entendu ce que les gens visés pensent de la question. Le discours cherche à produire une vérité, et une fois cette vérité relativement bien reconnue parce qu’on la martèle via les discours scientifiques et médiatiques, on peut agir. Dans le même sens, donc, le terme «religion» est devenu une sorte de prison conceptuelle puisqu’il y a tout un régime de vérité qui l’entoure. On enferme bien de gens dans cette prison discursive. En les taxant d’être «religieux», avant toute autre chose qui pourrait également les définir, on les taxe de tous les sous-entendus qui logent dans le concept, dans une perception moderne: superstitieux, irrationnels, potentiellement violents, passionnés, etc.

(Suite de l’interview demain)

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