En réponse à l’article du Devoir du 6 octobre 2017 « La logique d’affaires l’emporte ».
M.Shields, j’ai beaucoup de respect pour votre travail de journaliste d’enquête. Je vous crois inspiré par les maîtres du genre, tels Louis-Gilles Francoeur, au sein du Devoir.
Cependant, j’aimerais vous faire part d’une critique que je ne peux taire. Je suis resté surpris par la posture que vous adoptiez pour décrire l’abandon du projet Énergie Est de TransCanada. L’événement était spectaculaire et son annonce fut décevante.
Bien sûr on ne demande pas à des journalistes de crier victoire, de louanger des activistes ou de prendre le parti des milliers de citoyennes et citoyens qui on lutté contre ce projet. On comprend que la posture journalistique implique une certaine extériorité permettant de voir l’événement dans sa globalité. On veut bien d’une froideur et d’une lucidité axées sur la recherche de faits qui transcendent l’émotion partisane que l’événement peut nous inspirer.
Mais y’a bin des maudites limites.
Après la douche froide du titre, l’article commence avec un paragraphe qui prétend établir de façon catégorique que l’abandon de Transcanada n’avait rien à voir avec l’opposition populaire au projet Énergie Est.
Je cherchais les guillemets en croyant que vous citiez quelqu’un… mais non. Les citations ne viennent qu’ensuite, pour citer Pierre-Olivier Pineau -dont la chaire de recherche est par ailleurs financée par les pétrolières canadiennes…
On comprend que Justin Trudeau et Philippe Couillard, en bons valets de l’industrie, patinent fort pour « orienter le message » mais était-ce nécessaire d’en faire l’axe principal de votre article?
Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est l’engagement des citoyen(ne)s ou la fougue des activistes qui ont eu raison d’Énergie Est. Bien sûr des raisons économiques, politiques, voire des raisons technologiques peuvent avoir joué un rôle dans cette décision, mais prétendre que les dizaines de milliers de personnes descendues dans les rues, les dizaines de maires de municipalités, le refus catégorique des premières nations, les dizaines de mémoires d’experts ainsi que tous les activistes qui n’ont pas hésité à se mettre en danger n’ont eu aucun impact sur ce résultat est franchement ridicule.
Même dans leur tour d’ivoire, les actionnaires d’une multinationale de l’énergie ne sont pas si déconnectés qu’ils ne puissent sentir la boucane quand le feu est pris à leurs culottes. Quand bien même on ne s’attarderait qu’à l’aspect économique, il est pour le moins douteux de ne pas considérer les risques économiques qu’une opposition populaire aussi franche faisait peser sur le projet -ne serait-ce qu’en terme de délais et de sécurité.
Comme lors de la saga du gaz de schiste au Québec, notre peuple a tenu tête à l’une des industries les plus puissantes et les plus dommageables pour notre survie sur terre. Lors de l’arrivée à Québec des marcheuses et marcheurs des peuples pour la terre-mère qui, comme stratégie d’éducation populaire, ont marché 34 jours contre les pipelines, un journaliste de Radio-Canada était sur place et, visiblement parachuté là contre son gré, il semblait avoir beaucoup de condescendance pour ces va-nu-pieds à qui il demandait « chantez-moi donc une petite chanson… ». En aparté ce jour-là, je l’ai entendu émettre son opinion personnel à l’effet que « c’est certain que ça va se faire ce pipeline là. ». Mais il n’était pas seul.
En 2014, le rapport de force était pratiquement inexistant et tant le gouvernement provincial que fédéral ont bien tenté d’approuver le projet à l’abris des regards, sans débat public. Vous étiez de ceux qui veillaient et votre plume a définitivement contribué à alerter l’opinion public. Mais plus d’un chroniqueur agressivement réaliste de notre belle province se sont alors gargarisés en ridiculisant les 40 marcheuses et marcheurs ainsi que les initiatives citoyennes qui ont suivi par la suite…
Aujourd’hui, profondément conditionné à voir le monde avec des lunettes positivistes et matérialistes, on se soulage en cassant du sucre sur les rêveurs, les lents, les pauvres, ceux qui ne comprennent pas les règles du succès économique.
Tous les jours, des projets industriels déconnectés tombent littéralement sur des populations impuissantes et se réalisent pour faire le jeu d’une logique spéculative envahissante rappelant l’allégorie d’un train sans chauffeur…
S’il y a bien une nouvelle d’importance ici c’est que pour une fois, ce n’est PAS la logique d’affaire qui l’a emporté. Pour une rare fois ce n’est pas une froide perspective comptable, déshumanisante et technocratique qui a triomphé.
Après avoir suivi avec rigueur et professionnalisme toute cette saga comme aucun autre quotidien ne l’a fait au Québec, Le Devoir aurait tellement pu ce matin-là titrer en éditorial quelque chose comme « la victoire des rêveurs » parce que cette fois, c’est la perspective des rêveurs, des utopistes, des « méchants écologistes » qui l’a emporté. Refusant de céder à l’évidence néolibérale et au marasme existentiel qu’il engendre, c’est porté par une autre logique que la population québécoise s’est impliquée et ce, malgré les experts pleins de statistiques paternalistes.
Si Transcanada recule et annule Énergie Est, de grâce ne ratons pas l’occasion de célébrer cette autre logique, celle qui déboulonne les prophètes de malheurs économiques et qui insuffle le goût de croire en l’avenir.