Avant que la France ne soit Charlie ou que les résistants ne fassent trembler l’État Islamique en se parant de filtre “drapeaux français” sur Facebook, 1984 semblait encore un peu loin, à quelques décennies, quelques générations voire quelques siècles de nous. Jusqu’alors, on se contentait de regarder avec dégout ce que sont devenus les États-Unis, en se disant que nous, quand même, avons la chance de vivre encore dans le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité (sic). On ricane même de Donald Trump dans un pays où Marine Le Pen “représente” le quart des gens-éhontés-qui-se-rabaissent-encore-à-aller-voter (à ce propos, toi qui vote encore, n’as-tu pas honte de n’être considéré que comme un “électeur”, qui n’a d’autre vocation que de répondre, une fois tous les cinq ans, à une “offre” qui, sur le “marché de la démocratie”, te permet de choisir entre la droite-dure PS , la droite-extrême LR et l’extrême-droite FN?)
Puis, le 13 novembre est arrivé. Au fait, pourquoi ne pas en faire un jour férié? Désormais, on parle de vivre sous l’état d’urgence permanent (ou plus précisément : “jusqu’à ce que l’on soit débarrassé de toutes menaces”. Selon Manuel Valls, c’est différent), on bombarde des civils pour notre sécurité, on modifie la Constitution, on instaure la déchéance de nationalité, le ministère de la Culture s’improvise ministère de la censure, on rehausse au maximum les pouvoirs de la police, on interdit toute contestation sociale. Encore quelques mois de travail du gouvernement “socialiste” pour que la France soit prête à considérer, en 2017, le rétablissement de la peine de mort, la torture, les prisons secrètes, enfin bref, tout ce qui existe déjà au pays de la Liberté: les États-Unis. On pourra aussi enfin parler de “camps” pour les migrants et de “déportation” : ah, on me dit que ça existe déjà chez nous… Autant pour moi.
Je ne peux pas me résoudre à croire que des gens dotés de deux yeux, deux oreilles, et un cerveau, puissent croire que ces mesures prises dans l’euphorie (oui, “l’euphorie”) des attentats, puissent être destinées à contrer le terrorisme islamiste. Comment ne pas voir que les premières victimes de l’antiterrorisme seront les citoyens français qui auront le malheur de s’exprimer ou de s’élever, que l’État se prémunit de tout mouvement social d’ampleur en période de crise du capitalisme, qu’il se préserve de toute contestation ou de toute velléité de s’organiser contre l’ordre établi? Comment ne pas voir qu’à de trop nombreuses reprises, ce sont les réseaux militants de gauche et/ou écologistes qui furent les cibles privilégiées de l’état d’urgence, de ses perquisitions et de ses assignations à résidence? Comment ne pas tirer les leçons de la répression des manifestations de la COP21, qui ont eu lieu quelques semaines après les attentats? Enfin, comment ne pas se rappeler qu’en France, un livre (“L’Insurrection qui vient”) en vente dans toutes les Fnac de l’Hexagone, constitue une preuve à charge dans le cadre d’accusations de terrorisme?
Méthodiquement, l’État français se dote de tout les attributs de l’État autoritaire, avec la complicité d’une population muette qui a fait sienne la devise de Manuel Valls, elle-même empruntée aux vieux slogans de l’extrême droite : “la sécurité est la première des libertés”. Un jour, peut-être, cette formule orwellienne remplacera le “Liberté, Égalité, Fraternité” sur le fronton de nos (ou plutôt de “leurs”) bâtiments officiels. Il s’agira là d’un énième clin d’œil à 1984, dans lequel on pouvait lire : “La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force.”
Tandis que j’écris ces lignes qui ne seront pas lues par grand monde, il y a, dans les lycées français, des centaines de professeurs et des milliers d’élèves qui récitent le programme d’Histoire concocté, spécialement pour eux, par l’Éducation Nationale. Les professeurs d’Histoire parlent du fascisme et du totalitarisme d’hier, soi-disant vaincu par la démocratie triomphante d’aujourd’hui, et par le dogme d’un néolibéralisme salvateur et garant de la paix. “Euh M’sieur, c’est un peu comme la France d’aujourd’hui en fait?”, dit l’adolescent pubère et boutonneux. Le professeur d’Histoire osera-t-il répondre à son élève en le regardant dans les yeux?