Avec mon compagnon de route, Arnold, étudiant lui aussi en photographie à la même école où je fais mon stage, nous débarquons du véhicule sur le bord de la route. Impossible de ne pas remarquer les graffitis sur la maison qui semble abandonnée sur notre droite. «ZAD PARTOUT», «SÈME TA ZAD», «A.C.A.B.», un «A» majuscule dans un cercle et autres messages du genre tapissent les murs extérieurs. Le soleil se couche petit à petit nous laissant à peine voir les obstacles sur la route qui servent à ralentir les véhicules. Beaucoup de chiens en liberté circulent dans la zone, et peu de gens possèdent une voiture pour s’y déplacer, la marche et le vélo sont donc très populaires sur cette route, de là l’intérêt de faire ralentir les automobilistes.
Après cinq minutes de marche, une camionnette blanche nous dépasse et s’arrête à quelques mètres devant nous. Un homme sort du côté conducteur et nous demande s’il peut nous transporter. Nous acceptons avec enthousiasme, car nous ignorons combien de temps nous devrons marcher pour rejoindre le collectif des «cent noms», l’endroit où mon compagnon connaît quelqu’un, notre contact en quelque sorte. Nous déambulons entre les chicanes que les phares éclairent tout en nous renseignant sur la ZAD auprès de Gilles, le conducteur. Nous arrivons finalement à l’endroit voulu. Gilles nous souhaite un bon séjour dans la ZAD et les zadistes du collectif nous présentent la yourte où nous dormirons, avec un sympathique anglais.
Avant d’aller plus loin, vous devez vous demander ce qu’est une ZAD. Elle est définie par certain comme «Zone à Aménagement Différé»; d’autres disent simplement «Zone À Défendre». Ces occupations de terrains sont de plus en plus nombreuses en Europe et visent à stopper des projets d’urbanisme et autres types de constructions qui impliquent souvent la destruction d’écosystèmes et/ou une expulsion des résident.e.s. Celle du Testet, pour s’opposer au barrage de Sivens, a beaucoup fait parler d’elle durant l’hiver 2014 . En effet, un écologiste, Rémi Fraisse, a perdu la vie durant la nuit du 25 au 26 octobre, lorsqu’une des 700 grenades utilisées cette nuit-là s’est accrochée à son dos durant des affrontements avec les gendarmes et le CRS.
Située au pays de la Loire, Notre-Dame-Des-Landes est un terrain sur lequel un projet d’aéroport international pour la compagnie Vinci, malgré l’existence d’un aéroport situé à Nantes, fut proposé. Pour empêcher la destruction du terrain où serait construit l’aéroport, un nombre inconnu et constamment changeant de gens occupent le terrain. Les zadistes estiment à 50 le nombre de lieux habités sur la zone, chacun ayant au moins une personne y vivant à une dizaine. Ils y plantent des fruits et légumes, construisent des lieux d’habitation et prennent les décisions collectives ensemble. Les affinités politiques et de milieux sociaux sont très variées parmi les habitants de la ZAD.
Le projet de construire l’aéroport est envisagé depuis 1963. L’opposition s’organise depuis 1972. C’est seulement en 2008 que le projet sera réellement mis de l’avant dans une ‘’déclaration d’utilité publique’’. Cette même année, l’occupation du terrain commence, la ZAD naît. En 2012, les promoteurs prévoyaient de commencer la construction en 2013, mais face à une résistance des zadistes et des résidents du territoire, en plus d’un support des quatre coins de l’Europe, le projet est repoussé et une commission de dialogue est mise sur pied. Le comité citoyen, l’ACIPA, refuse d’y participer, puisque la commission ne veut que revoir la façon de construire l’aéroport alors que le comité citoyen veut un débat sur la pertinence même du projet qui est souvent mis en doute.
Si l’aéroport est construit, ce sera sur 1650 hectares et ce seront deux zones d’intérêts écologique, floristique et faunistique qui seront perdues. De ce fait, beaucoup d’écologistes et de militant.e.s ayant à cœur l’écologie occupent le terrain. Des collectifs de différents horizons aussi occupent le terrain. Des manifestations de support sont organisées à Nantes et d’autres villes dans les environs. Les collectifs sont invités à amener du matériel en support. Des outils de construction, du bois, de la nourritures, tout ce qui peut aider est apporté des quatre coins de la France.
En novembre 2012, la gendarmerie française (l’armée) débute l’opération César afin d’expulser les occupant.e.s et les résident.e.s qui occupent encore leurs maisons même s’ils en sont officiellement expulsés. L’opération commence sans préavis. Des grenades lacrymogènes sont lancées en direction et parfois à l’intérieur des habitations où des familles dorment au petit matin de la première journée de l’opération. Les affrontements se sont éternisés sur trois mois. Des fermiers décidèrent d’entourer des habitations avec leurs tracteurs, pour les protéger. Les blessés se comptèrent par centaines, l’un d’eux a failli être amputé de son pied selon les dires de Michel, un zadiste des «Cent Noms» qui nous héberge. Il y avait 1000 gendarmes et on estime qu’il y avait autant de zadistes. Peu à l’aise dans la forêt, les gendarmes tirent des grenades offensives, du gaz lacrymogène et des balles de plastique sans retenue. Une médecin concernée par la gravité des blessures écrira une lettre ouverte pour mettre en garde contre les blessures encourues par les zadistes:
“J’insiste sur la gravité de ces blessures par explosion. Les débris pénètrent profondément dans les chairs, risquant de léser des artères, nerfs ou organes vitaux. Nous avons retiré des débris de 0,5 à 1 cm de diamètre, d’aspect métallique ou plastique très rigide et coupant. D’autres, très profondément enfouis, ont été laissés en place et nécessiteront des soins ultérieurs.”
Elle rajoute:
“Les hospitalisations n’ont pas été simples. Mon collègue a contacté le SAMU et l’ambulance des pompiers a été retardée par les barrages des forces de l’ordre, ce qui est inadmissible ! J’ai donc amené moi-même un deuxième blessé devant être hospitalisé. J’ai ainsi pu avoir des nouvelles d’une troisième personne hospitalisée dans la journée.“
Puis, en avril 2013, une manifestation de réoccupation est organisée. Les collectifs apportent, encore une fois leur support moral et matériel. Les gendarmes, qui occupaient bon nombre d’axes de circulation dans la zone, en contrôlant les passants, empêchant tout transport de matériel pouvant aider les zadistes, subissant des attaques des zadistes ou perpétrant des attaques, finissent par quitter la zone.
Le 22 février 2014, alors que le gouvernement se fait discret sur la question du projet, une méga manifestation est organisée à Nantes. On estime à 40 000 le nombre de participants. Trois manifestants perdent un oeil, un protestataire est frappé par un coup de matraque dans la tempe et deux autres ont été touchés aux jambes par des éclats de grenades de désencerclement. Toujours selon les dires de Michel, des rues entières auraient été sous contrôle des manifestants, ces derniers ayant construit des barricades.
Ce qui ressort de chacune des ZAD, c’est un désir d’occuper la terre et d’y faire pousser la vie. On sent chez les zadistes un désir de se rapproprier leurs conditions d’existence, c’est-à-dire avoir un espace où il est possible de délibérer sur des décisions importantes de société – ici il s’agit plutôt d’une collectivité- et un espace où il est possible de contrôler ce qui est planté puis mangé, sans pesticide ni OGM, choses qui échappent souvent au citoyen occidental moyen. D’autant plus que la culture d’OGM, surtout provenant des fabriquants de l’agent orange, Monsanto, vient d’être facilitée en Europe. Est-ce qu’un citoyen a eu la chance de se prononcer sur la façon dont ce qu’il mange est cultivé dans ce cas-ci?
Une ZAD est un endroit où on arrête de consommer pour mieux créer et produire. En effet, des fermiers “squattent” leurs propres fermes desquelles ils sont officiellement expulsés, y continuent leur élevage et leur agriculture. Échangent leurs fromages, leur lait, leur crème, leurs viandes leurs pains avec les autres zadistes. Le collectif des «Cent Noms» a même sa propre éolienne fabriquée à la main. Ils jouissent donc d’une grande autonomie, sans pour autant vivre en autarcie. Ils sont dépendants d’un réseaux de contacts, mais c’est une dépendance choisie et non subie. Il n’est pas étonnant de trouver là beaucoup d’ouvrages sur les Zapatistes au Mexique, qui eux aussi se réapproprient les outils politiques.
Évidement, chaque zadiste a son univers personnel, avec ses aspirations propres. Il en découle un engagement envers les autres zadistes afin de maintenir l’espace délibératif où chacun peut s’exprimer et faire avancer les idées. Cet espace de liberté est construit autour des besoins de base partagés par chacun, soit de vouloir manger, dormir, s’exprimer et aimer. Des conflits éclatent, mais la plupart du temps, c’est sain. Cela permet de remettre en question ses propres idées et de les confronter à d’autres. Des assemblées générales sont organisées chaque semaine. Il n’y a pas d’élections pour élire un représentant quelconque, sauf si nécessaire, ni même de tirage au sort pour en mettre un en place, avec les avantages et défauts que cela représente, le hasard ne faisant pas toujours bien les choses. Chacun se représente lui-même dans les discussions. Qui de mieux placé que soit-même pour décider pour soi?
La zone a créé sa radio, Radio Klaxon, qui émet sur 107,7 comme la radio de Vinci, ironiquement. Les habitants ont leur propre journal, le ZAD news, qui est publié hebdomadairement et qui permet de se tenir au courant des projets et de l’actualité à l’intérieur et à l’extérieur de la ZAD. La communication est extrêmement importante et en constante évolution pour éviter de tomber dans une routine qui rend la chose moins intéressante et engendrerait une désertion. Des groupes affinitaires organisent des ateliers sur différents sujets, les vegans font des journées sur l’anti-spécisme, les féministes organisent des soirées de films-débats, etc.
La plupart des zadistes viennent de la classe “moyenne”. Probablement dû au fait qu’après le choc pétrolier des années ’70, les jeunes voient que leur avenir, leur futur niveau de vie, ne sera pas aussi élevé que ceux leurs parents. De plus, avec l’atomisation de la classe ouvrière découlant des politiques patronales, avec l’individualisation des contrats de travail détruisant les structures collectives, poussant souvent les travailleurs à la compétition entre eux, beaucoup décident de s’impliquer dans des luttes qui deviennent de plus en plus globales, Occupy, les Indignées, et ici, les ZAD. Les minorités immigrantes sont peu représentées, probablement parce qu’elles sont déjà suffisamment marginalisées pour ne pas le devenir encore plus en s’impliquant dans des luttes elles aussi marginalisées. Ce qui devait faire discréditer le communisme et la gauche en général (devoir travailler plus en perdant son pouvoir d’achat, perdre ses maisons, perdre une partie de ses libertés civiles, corruption) arrivent sous le capitalisme, et ça inquiète beaucoup de jeunes et de moins jeunes.
Lors de notre séjour, nous n’avons croisé aucun policier ni aucun militaire, mais nous avons pu entendre des hélicoptères et des drones qui survolent régulièrement la zone. Ceci est dû au fait que Manuel Valls, l’actuel premier ministre du parti socialiste, attend le dépôt des recours juridiques au cours des prochaines semaines pour entamer le début des travaux.
Pour plus d’informations et pour se tenir au courant de l’évolution des ZAD, visitez zad.nadir.org.