Mes ami.e.s, je pars. Je vais rejoindre l’effort de guerre contre la COVID-19, cette ennemie invisible qui révèle à nos yeux nos paradoxes sociétaux. J’ai envoyé ma candidature il y a un moment déjà, un changement de direction pour moi qui ne pensait jamais travailler dans le Réseau. En guerre, le Réseau ne vérifie pas les C.V., on cherche surtout des corps pour compter nos morts, alors j’ai bien vite été rappelée.
Du haut de mon appartement au 3e étage, j’ai regardé la file s’allonger sous la pluie aujourd’hui. À 2m de distance pour aller chercher un des rares paniers pour assurer sa subsistance. Après plus d’un mois de confinement, les appétits se creusent au même rythme que les cernes sous les yeux du personnel soignant. Dans ce dernier mois où j’ai eu la chance d’éviter la contamination et de ne sortir que pour de rares nécessités ou pour profiter du soleil, je n’ai manqué de rien. Ce n’est pas l’obligation qui me fait sortir, en fait, j’ai eu la chance de me trouver suffisamment de travail à distance pour subsister à mes besoins. Je sais toutefois que ma bonne fortune ne tient qu’à un fil et qu’il s’en faut de peu pour que j’aie, moi aussi, à aller affronter la pluie et le virus avec toutes ces personnes qu’un coup du hasard, ou l’effet de systèmes d’oppressions multiples, ont précarisées.
Je pars rejoindre l’effort de guerre pour prêter main-forte à mes collègues et ami.e.s que je vois dépérir sous mes yeux. Pour chaque cas de personne contaminée, on apprend qu’un autre membre du personnel soignant l’a été ou a perdu ses vacances, ses congés. Ce n’est pas surprenant, me direz-vous, en l’absence de mesures de protection adéquates. Le gouvernement serait surpris d’apprendre que les anges gardien.ne.s, malgré la connotation divine qu’on leur prête, ont un corps et pas de protection miraculeuse. Et tous les mercis officiels ou les vidéos promotionnelles n’y changeront rien.
Je commence donc demain pour aller remplacer mes sœurs, puisque plus de 80% des employées de la santé et des services sociaux sont des femmes, et faire ce pour quoi on m’a socialisée : prendre soin des autres. Qui d’autres mettraient leur vie, leur santé, leur famille en danger pour soigner des inconnus outres celles à qui ont appris à prioriser les autres plutôt qu’elles-mêmes? À part celles à qui on a appris que leur valeur passait par le care octroyé à autrui? C’est à vous, mes sœurs et alliées, que je donne ma loyauté. C’est en votre honneur que je me joins au Réseau auquel je refuse toute allégeance, tout comme à ce gouvernement qui vient tout juste de nous découvrir essentielles.
Oh Réseau, si tout.e.s tes employé.e.s permanent.e.s ont un devoir de loyauté, et des menaces pour le faire respecter, je ne suis qu’employée temporairement, sans promesse de continuité. Je te rends donc la pareille : j’accepte de prêter mon corps à ton effort de guerre en te regardant droit dans les yeux. Sans oublier que ce sont les coupures constantes dans la santé et les services sociaux, l’absence de reconnaissance professionnelle et les directives d’une élite détachée des réalités du terrain qui nous rend malade aujourd’hui. Bien que la pandémie t’ait donné le coup de grâce, les dépressions, les épuisements professionnels et les réorientations de carrières du personnel soignant et intervenant ne mentent pas : le Réseau se meurt à petit feu depuis longtemps et survit en brûlant ses employé.e.s.
Je commence donc demain après m’être commandé un masque, à gros prix et probablement inefficace pour me protéger adéquatement, pour tenter de repousser l’inévitable. Au contraire des épiceries qui fournissent des filets de sécurité, des uniformes ou tabliers à leurs employé.e.s, le Réseau ne fournit pas les mesures de protection à celles qu’il appelle nos « anges gardien.ne.s ». À faire la guerre sans arme, ni armure, on comprend que la guerre est faite sur le dos des personnes qui la portent : les personnes « essentielles ». Également appelées les personnes « qui n’ont pas la chance de rester à domicile », les personnes « qui ont toujours été regardées de haut par les professions libérales » ou les personnes « subissant de nombreux systèmes d’oppressions qui ne sont pas embauchées dans des domaines ou des entreprises leur permettant d’avoir une sécurité financière », j’espère qu’elles recevront la même reconnaissance une fois la crise passée. J’en doute, mais je m’emporte, nous ne sommes pas à penser à l’après.
Monsieur Legault, je m’adresse à vous maintenant puisque j’ai répondu, comme tant d’autres, à votre appel. Je mets ma formation en travail social en pratique, et mon instinct de survie sur la glace pour aller travailler. Je vous demanderais deux choses en retour, premièrement financer davantage le milieu communautaire afin de permettre de créer le filet social qui faisait jadis la fierté du Québec et dont on ne voit que l’ombre aujourd’hui. Et, lorsque vous vous adressez à nous, ayez le même respect et la même reconnaissance que vous octroyez aux médecins.
À vous qui me lisez, je ne demande pas de compassion pour moi-même : je fais ce choix l’esprit clair ou plutôt la tête pleine de culpabilité. Retenez de mon sacrifice l’écho de celui des autres avant moi, qui sont tombé.e.s malades à cause d’une direction de CIUSS qui refuse le télétravail ou d’un soutien à domicile obligé malgré le manque d’équipement. Respectez les mesures de confinement si vous avez la chance de ne pas travailler de l’extérieur. Et demandez-vous ce que vous pouvez faire de plus que dire merci aux personnes « essentielles » souvent sous-payé et jamais reconnu à leur juste valeur. Et, par pitié, ne me dites pas que ça va bien aller. Je ne me conforte pas d’espoir vide d’action, je carbure plutôt sur la colère des inégalités sociales et structurelles que la COVID exacerbe.
À mes proches, ne vous inquiétez pas pour moi. Ou plutôt oui, inquiétez-vous, pour moi et toutes les autres personnes qui travaillent dans des conditions précaires. Ne m’envoyez pas de pensées positives et ne priez pas pour moi. En fait, même vos mots d’encouragements me laissent de glace. Ce ne sont pas des mots ou des pensées qui me protégeront contre la COVID-19 et contre l’absence de considération qui permet au gouvernement de m’envoyer au front sans équipement.
Pendant mon absence, pensez à pourquoi François Legault appelle le Docteur Arruda par son nom de famille et la ministre McCann par son prénom.
Sincèrement, Une intervenante qui va en guerre
Mélanie Ederer
P.S. Cette lettre a été conçu à partir des préoccupations de plusieurs personnes qui ont donné leur nom pour aller travailler dans le réseau de la santé et des services sociaux et de témoignages d’individus qui y travaillent déjà.