Il m’a donné rendez-vous à la fontaine du carré Saint-Louis, «a mystical place to start the adventure». Je l’attendais en observant l’ivresse du samedi soir, celle qui pousse les gens à se baigner en caleçon dans la fontaine, ou à entreprendre une improbable bataille de «sauce sriracha». J’observe encore. Une arrivée sobre qui contraste avec l’effet qu’il produit sur ceux qui l’entourent; une démarche neutre et banale, qui tranche avec un masque de catcheur multicolore et un costume noir en kevlar; des protections aux avant-bras, aux genoux et aux tibias; une go-pro plaquée sur le cœur, pour filmer certaines interactions, «especially with the police…».
Il se dirige vers moi. Quelques secondes me séparent de ma première rencontre avec un superhéros. Quelques mètres aussi, longs à parcourir, au rythme des sollicitations de photos et de selfis. Il est 23H30 passé, une longue errance aux pas de lumière peut commencer. Au sortir du parc : «are you Batman?! » Au croisement Ontario-St Denis: «hey Power Rangers! » Plus bas sur St Denis: «waouh, génial mec! » Tout au long de la nuit, il suscitera étonnement, admiration, moqueries, encouragement… mais Lightstep n’est pas là pour ça. Notre errance nocturne fait d’abord étape au Cactus, organisme communautaire venant en aide aux toxicomanes. Au comptoir, une jeune femme lui demande ses initiales : «L.S.». Et sa date de naissance? Lightstep hésite, puis donne la date d’aujourd’hui, le 8 mai, et une année au hasard, 1990. Ce soir-là, cette date de naissance fera l’affaire. (Happy birthday, by the way). Il obtient quelques kits de pipes en pyrex qu’il range dans son sac noir, au milieu d’autres kits de préservatifs, de matériel d’injection sécuritaire, et d’une trousse de premier secours.
Nous «patrouillons» un temps sur Ste-Catherine. Il n’est pas encore minuit, pas grand-chose à signaler. Devant le 281, notre présence suffit au bonheur de celles qui y fêtent leur enterrement de vie de jeune fille. Non, Lightstep n’a pas de monnaie, mais il peut vous proposer un troc honnête: un préservatif contre une de ces sucettes que vous vendez.
Ste-Catherine est étonnamment calme pour l’instant. Nous ne tardons pas à la quitter, pour nous diriger vers le sud. En face de nous, la mission Old Brewery veille. Plus loin, Lightstep montre un bâtiment imposant. Au pied de celui-ci, quatre personnes ont élu domicile. Ils semblent dormir, nous ne voulons pas les déranger. Nous nous rapprochons en silence, l’un d’entre eux est réveillé. Lightstep le salue, et enclenche la conversation, en français: il veut savoir comment ils vont, comment se passe la nuit, ont-ils besoin de quelque chose? Il énumère rapidement ce qu’il porte dans son sac, et l’homme lui demandera un kit de seringue. À aucun moment, durant cette courte conversation, l’homme n’aura semblé surpris ou intrigué par la présence d’un superhéros masqué en face de lui. Entre les deux hommes, c’est comme si les choses allaient de soi.
Lightstep parcourt les rues depuis 2012, l’été comme l’hiver, principalement de nuit, les vendredis et samedis soir. Il n’a pas de super-pouvoirs, il est comme vous et moi, et vous ne le verrez jamais chercher à combattre le crime, ou tenter de nettoyer les rues de ceux qui (sur)vivent dans l’illégalité. Lightstep parcourt nos rues et nos quartiers pour quelque chose de plus simple et respectable: aider les gens qui sont dans le besoin. Il ne porte pas de jugement. Il veille sur nos nuits. Il navigue dans la belle contradiction du personnage aussi anonyme que public. Sa «persona» a été créée avec soin, dans l’espoir d’inspirer les autres et de les encourager à suivre son exemple.
Nous passons par le square Viger, que Lightstep a l’habitude de nettoyer des seringues usagées. Nous ne trouvons aucune seringue, quelqu’un semble déjà être passé par là, un autre superhéros, probablement. Nous pénétrons à présent dans le Village. Sous les milliers de guirlandes roses et kitchs, nous profitons de la partie piétonne de Ste-Catherine, tandis que les fêtards profitent de l’attraction Lightstep. Mon compagnon de marche m’explique que la rue Champlain, dans laquelle nous nous engouffrons, est un des lieux de la prostitution masculine. Personne n’y travaille ce soir, notre errance change de nouveau de direction, guidée par les rencontres et les rendez-vous manqués.
Nous sommes désormais à deux pas du Vidéo Erotica, cinéma porno dans lequel travaillent plusieurs prostituées. À voir leur tête lorsque nous arrivons à leur hauteur, je comprends qu’elles voient Lightstep pour la première fois. «Pourquoi es-tu masqué? C’est quoi cette caméra? Est-ce que ça filme? » Lightstep s’explique: s’il est masqué, c’est parce qu’il veut éliminer au maximum l’influence de sa personne sur son travail, puis il ajoute, comme un leitmotiv, qu’il le fait également pour inspirer les gens. Quand à la caméra, elle ne tourne pas, Lightstep l’a d’ailleurs baissée en direction du sol. Cette caméra est là en cas de besoin, explique-t-il, en cas de coup dur: une rencontre infortunée avec la police par exemple. L’ambiance se détend, mentionner la police a rassuré nos deux interlocutrices: nous avons un ennemi commun, nous sommes du même côté de la barrière qui sépare les honnêtes citoyens des rebelles et des marginaux. Sous le masque de Lightstep, elles ne voient pas la cicatrice, vestige d’un tir de bombe lacrymogène reçu au visage le 1er mai; elles ne voient pas non plus les bleus cachés sous mon pantalon; elles ne sont pas au courant pour mon agression; mais pourtant, une compréhension tacite s’est installée, notre présence est acceptée, et la conversation est enclenchée. L’une des prostituées demande un kit de préservatif, que Lightstep s’empresse de lui offrir. Elle nous parle des manifestations, de l’austérité, de la répression. Elle s’enflamme, nous la comprenons. Puis il est temps de reprendre notre route, elle et ses collègues de travail nous remercient.
De jour comme de nuit, l’entrée de la cathédrale Christ Church semble être un refuge de prédilection pour les exclus. Plusieurs groupes s’installent sous les arches de cette vieille bâtisse qui tranche avec les bâtiments plus modernes qui l’entourent. Pour Lightstep, c’est un passage obligé, nous y faisons étape. Là encore, personne ne semble se formaliser de la présence d’un superhéros masqué en face d’eux. Ils sont jeunes, plus ou moins notre âge. Les premières personnes que nous abordons n’ont besoin de rien ce soir-là, mais le couple à leurs côtés prendra volontiers des kits de pipes en pyrex. La jeune fille nous parle, en anglais, les mots fusent, rapidement: la semaine dernière, elle était installée au pied de cette même église lorsque la police s’est déchainée sur la manifestation anti-capitaliste du 1er mai. Je m’en souviens, je l’avais d’ailleurs filmée. J’avais filmé cette police qui tapait sur tout ce qui bouge; cette police qui faisait pleuvoir les gaz lacrymogènes et les coups de matraque sur les manifestants, journalistes, passants, familles, enfants; cette police qui s’obstinait à faire «circuler» tout le monde, même les sans-abris. Les événements récents sont donc toujours bien présents dans les esprits, et encore une fois, nous nous comprenons. Un homme qui se fait appeler «Fireball» nous rejoint. Le costume de superhéros a éveillé sa curiosité, tout comme les macarons anti-austérité attachés à ma veste en cuir. Lui aussi était là, au pied de l’église, la semaine dernière. Hasard des choses, je l’avais filmé lui aussi. Je reconnais d’ailleurs la voix de celui qui criait «she needs maalox», tandis qu’il tentait de soigner une jeune femme touchée par du gaz irritant. Je me rends compte que partout, l’austérité suscite un même combat, que ce soit pour les superhéros, les apprentis cinéastes, ou les sans-abris exclus.
Il est tard à présent, presque 3H, l’heure où les bars commencent à fermer. Nous marchons donc vers le downtown anglophone, pour veiller sur les gens ivres, les personnes seules, aider certains à rentrer chez eux, ou même prévenir les bagarres, si besoin. Ces interventions font aussi parties du rôle que s’est assigné Lightstep. En chemin, il me raconte la fois où il a rencontré cet «Irish», trop ivre, jeté d’un bar et incapable de rentrer chez lui. Le froid se faisait menaçant et Lightstep s’était proposé de le raccompagner jusqu’à chez lui. L’ennui avec les fêtards bourrés, c’est qu’ils ne se rappellent pas très bien du chemin de leur maison… Cette nuit-là, Lightstep et l’irlandais marchèrent une heure et demie, au rythme des détours, avant d’arriver à une porte qui s’avérait être à une dizaine de minutes du bar où ils s’étaient rencontrés. Ce sont les risques du métier.
Sur Crescent, à la sortie d’un bar, une bagarre semble éclater. Nous ne savons pas très bien: est-ce qu’ils plaisantent? Sont-ils sérieux? Dans le doute, Lightstep s’approche: «Hi guys, how is it going?». Réflexion faite, ils semblaient bel et bien plaisanter. Leur attention est désormais focalisée sur Lightstep, qui devient la cible de leurs «plaisanteries»: l’un des éméchés assène à Lightstep un coup pied directement dans le torse. C’est à ce moment que je comprends que le costume en kevlar n’est pas là que pour le folklore… Bien protégé, Lightstep n’a rien senti, nous repartons vers le nord, notre présence ici n’est manifestement pas appréciée.
Direction boulevard St-Laurent, pour la dernière ligne droite de notre nuit. À 3H30 du matin, le boulevard St Laurent donne une impression bizarre, comme un désenchantement: les corps bodybuildés, hétéronormés, accompagnent les corps de bimbos répondant aveuglement aux canons officiels de la féminité, le tout sous le regard d’un nombre assez invraisemblable de policiers (eux aussi bodybuildés). À cette heure avancée de la nuit, le boulevard St-Laurent, c’est comme un mauvais rêve, ou pire, un trip de drogue qui tournerait mal. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, nous décidons d’un commun accord qu’il est temps d’aller se coucher.
Cette nuit, la patrouille de Lightstep aura donc été plutôt calme, mais aura bénéficié à pas mal de monde. Pour ma part, je suis conquis: j’ai assisté un jeune homme anonyme, qui entreprend un travail que les grands de ce monde rechignent à faire. Sous mes yeux ébahis, je l’ai vu redonner un sens à un mot oublié par nos sociétés de consommation: la «solidarité». Je l’ai vu faire tout cela avec style. Je l’ai vu fuir la reconnaissance et les compliments, caché derrière son masque. Bref, j’en suis convaincu, ce soir, j’ai vu un superhéros.
C’est décidé, la prochaine nuit, je sortirai masqué, moi aussi. Et vous?